jeudi 20 janvier 2011

Madeleine

_Don’t you dare ! s’exclama la nounou en pointant un doigt menaçant vers la petite frimousse de Lily.

La petite rouquine, accroupie sur le trottoir de la rue de Grenelle, s’apprêtait à lancer une crotte de chien qu’elle avait ramassée au bout de son bâton en bois. Elle lança un regard malicieux à la jeune-femme et sembla hésiter quelques instants.

_Lily, drop it ! Please, drop it, continua Edwin, la nounou, en adoucissant sa voix autant qu’elle le pouvait.

À quelques mètres de distance, Eliott observait la scène d’un air blasé. Il ne s’émut même pas de voir soudain sa sœur, Lily, exulter, au moment même où le bâton fendit l’air, envoyant la crotte finir sa course folle sur le manteau en cachemire d’une mamie pomponnée qui passait par là.

Tout ce cirque le laissait de marbre, et, tapant légèrement son pied contre le trottoir mouillé dans un geste las et répétitif, il ne prêtait pas même une oreille à l’esclandre qui tenait place dans la rue. La mémé, à laquelle le courroux avait soudain redonné des couleurs, se plaignait bruyamment auprès de la nounou embêtée, jetant des regards de dédain appuyé à la petite Lily.

Eliott, habitué aux bêtises de sa sœur, avait bien d’autres chats à fouetter. Du haut de ses sept ans il avait le regard aussi soucieux que celui d’un homme d’affaires aguerri et il ne lui tardait qu’une chose : rentrer chez lui. Enfin, après avoir présenté une bonne centaine de fois ses excuses les plus sincères, Edwin empoigna une Lily hilare par le col de son luxueux manteau et la petite troupe démarra à nouveau sous les cris indignés de la vieille dame, qui bientôt ne fut plus qu’un petit point gris à l’horizon.

_You should be ashamed of yourself ! déclara Edwin en sciant les syllabes comme seul sait le faire le peuple britannique.

_ASHHHHAAAAMED ! répéta la petite rousse en reprenant sa promenade sautillante devant la nounou.

Les parents de Lily et d’Eliott tenaient absolument à ce que leurs enfants aient une nounou anglaise. Leur mère, une brillante journaliste originaire d’Oxford, tenait absolument à ce que ses bambins parlent la langue de Shakespeare. De fait, ils étaient destinés à être bilingues avant même de savoir gazouiller. Leur père, un diplomate qui passait beaucoup de temps à parcourir la planète, parlait un anglais impeccable malgré son accent français. À l’école d’Eliott, tout les enfants parlaient également un anglais confondant, beaucoup avaient d’ailleurs déjà plusieurs autres langues à leur actif, le plus souvent le russe ou le chinois. Eliott, pour sa part, trouvait toute cette histoire de langue étrangère totalement surfaite. Il n’était pas dupe du fait que les parents cherchaient par là à épancher un complexe d’infériorité irrésolu en faisant de leurs bambins des singes savants, et non uniquement à leur donner « toutes les chances pour réussir ».

Le petit groupe tourna dans une petite allée fleurie et s’engouffra dans une cage d’escalier luxueuse, après avoir passé deux portails à digicode. Ils montèrent un court escalier et Eliott soupira en entrant, enfin, chez lui.

Il avait en effet bien d’autres soucis que de balancer des cacas sur des vieilles dames ou de s’inquiéter du nombre de langues qu’il maîtrisait. Plusieurs choses étaient récemment venues perturber son existence d’enfant choyé. Tout d’abord, sa maîtresse, partie en congé maternité, avait été remplacée par un homme sévère au visage dur et sec qui ne semblait absolument pas apprécier Eliott. Cela l’embêtait beaucoup car il avait toujours été le petit préféré de sa classe. C’était SON truc. Deuxièmement, à peu près au même moment, un nouveau avait fait son entrée dans sa classe. Matisse Berançon était une tête à claque insupportable qui prenait un plaisir sadique à enquiquiner Eliott durant la récréation, et à le menacer d’aller divulguer l’amour secret que celui-ci portait à la charmante blondinette du deuxième rang si il n’accomplissait pas les quatre volontés du minable caïd.

Tout cela créait un vacarme insupportable dans l’esprit du petit Eliott, un vacarme qui l’empêchait de penser avec calme et rationalité comme à son habitude.

_OK everybody ! articula Edwin, les manches retroussées, en émergeant de la sale de bain d’où provenait un glougloutement ronflant. Lily, straight to the bathroom ! You’re going to have a bath right now!

Pour seule réponse, Lily hurla et une course poursuite interminable commença dans l’appartement. Au bout d’un moment, Eliott se rendit lui-même dans la salle de bain. Il referma la porte derrière lui, se déshabilla et s’enfonça dans l’eau fumante. Il s’allongea dans la baignoire, étira ses pieds et ses petites mains engourdit par le froid extérieur, et regarda le plafond. Tout était désormais silencieux. Il ferma les yeux et plongea sa tête sous l’eau en aspirant fortement. Puis, remontant à la surface, mais juste assez pour laisser dépasser son visage, il cracha toute l’eau avalée, comme s’il était une baleine. Il regarda l’eau bouillante s’échapper de sa bouche en un millier de petites gouttelettes transparentes, et vit du même coup tous ses soucis le quitter. Il était bien content d’avoir ce privilège d’enfant.

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