jeudi 10 février 2011

Comme une vieille basket

Quelque part dans le monde, le soir, dans un placard à chaussures familial, Converse gauche et les Zara Fall/Winter 2008 font un brin de causette :

_Salut les Zescarpin !

_Salut mon vieux, fit l’escarpin gauche. Ben alors, qu’est ce que tu deviens ? Ca fait un bail qu’on t’a pas vu !

_Ouais je sais, souffla la Converse. J’ai eu des moments difficiles. Mon amie est passée à la trappe par erreur au dernier nettoyage de printemps. Après c’était pas évident, la solitude d’une chaussure, tout ça…

_Ah ouais, on en a entendu parler, s’apitoya l’escarpin droit. C’est moche ! Mais c’est la vie que veux-tu ? Un instant d’inattention et tu te retrouve dans le mauvais sac poubelle, celui qui part direct à la décharge.

Escarpin gauche donna un petit coup de talon à son homologue en lui faisant les gros yeux.

_Non mais ça a l’air d’aller là, continua-t-il à l’égard de la Converse, d’un air trop enjoué pour être honnête. Tu as l’air en forme.

_Ah ouais ? répondit la Converse. Ah tu sais, ce genre de mésaventure, ça laisse des traces indélébiles, conclut-elle en montrant aux escarpins son profil.

_Mazette ! s’exclamèrent les deux escarpins en voyant la colle grossièrement étalée qui retenait le logo de la marque de fabrique de leur ami basket.

_Mais… commença l’escarpin droit.

_Dépression, asséna la Converse d’un air entendu. Je me suis laissé aller, laissé glisser vers la mort. Forcément, le plastique de la semelle a d’abord lâché par endroit, puis quelques œillets de lacet se sont fait la malle, et ensuite, l’étape ultime… ça.

Toutes les chaussures du placard se taisaient désormais et observaient la blessure de guerre de leur ami Converse.

_Mais j’ai remonté la pente, maintenant ça va.

_Comment ? demanda avec intérêt une ballerine qui trainait par là.

Converse contempla ses amis dans la pénombre, tous suspendus à ses lèvres.

_J’ai repris espoir : la nouvelle collection est sortie.

lundi 7 février 2011

Mme Pourquoi

Vous êtes-vous déjà demandé pourquoi...

Vous êtes-vous déjà demandé pourquoi les Veuves noires mangent leur compagnon ?

Vous êtes-vous déjà demandé pourquoi les Saoudiens se coiffent comme des pots de confiture Bonne Maman ?

Vous êtes-vous déjà demandé pourquoi Bernardo, le compagnon de Zorro, est-il muet ?

Vous êtes-vous déjà demandé pourquoi 1 et 1 font 2 ?

Vous êtes-vous déjà demandé de quelle planète venait Jean-Claude Van Damme ?

Vous êtes-vous déjà demandé qui avait inventé la Coupe des vainqueurs de coupe ?

Vous êtes-vous déjà demandé qui a décidé qu’il était impossible de se lécher le coude ?

Vous êtes-vous déjà demandé qui avait laissé Mika chanter ?

Vous êtes-vous déjà demandé pourquoi hibou, caillou, genou, chou, joujou et pou prennent un « x » au pluriel ?

Vous êtes-vous déjà demandé pourquoi tout ce qui est bon fait grossir ?

Vous êtes-vous déjà demandé pourquoi on ne se souvient que des cauchemars et pas des jolis rêves ?

Vous êtes-vous déjà demandé pourquoi une personne âgée qui marche devant vous se rabattra systématiquement du coté par lequel vous tentez de la dépasser ?

Vous êtes-vous déjà demandé pourquoi on n’a aucun souvenir de notre toute petite enfance ?

Est-ce qu’on était les petits mollusques qu’on paraissait alors être ou est-ce qu’on avait la réponse à toutes ces questions à l’époque ? Je me demande bien.

vendredi 4 février 2011

"Vulez-vu cucher avé moi ce soiw?"

_Ben alors, t’avances ou t’attends la Saint-Glinglin?! Beugla une vieille dame Boulevard Saint-Michel.

Gunter se retourna et la regarda un instant d’un air stupéfait. Elle n’avait rien de la parisienne « typique » telle qu’il avait pu se la représenter. Ses cheveux décolorés étaient aussi secs que de la paille et son manteau en imitation léopard jurait avec le fard criard qu’elle s’était étalé sur toute l’étendue de ses paupières.

_Allez mon mignon, fit-elle en passant devant Gunter, la voix un peu radoucie par l’air hagard du jeune-homme.

Du haut de ses 20 ans, Gunter débarquait de la campagne allemande pour se jeter dans le grand bain de la vie parisienne. Francophile convaincu, il comprenait toutes les subtilités de la langue de Molière, même si il avait conservé un fort accent germanique qui éveillait quelques sourires à la dérobée. Friand de baguettes tradition et de poésie surréaliste, il vénérait la culture pittoresque de l’Hexagone.

Toutefois, depuis son arrivée dans la capitale des Gaules, Gunter avait du faire face à quelques désillusions. Il commençait vraiment à se demander où ceux qui véhiculaient ces clichés sur la France avaient bien pu se rendre. Pas au même endroit que lui assurément. Gunter avait beau s’émerveiller devant les merveilles cachées dans les Musées parisiens et se délecter de la Grande gastronomie, il y avait dans ce paysage bien gris quelque chose qu’il ne comprenait absolument pas : le Français. Et même, pire, le Parisien.

Gunter avait beau se creuser la tête, les observer du matin au soir, il ne parvenait pas à percer le secret de leur attitude. Il faut dire qu’ils affichaient sans cesse cette face insondable et inabordable, cette mine à la fois agacée et absente, comme si ils possédaient tous en commun un secret bien emmerdant.

Leurs mœurs étaient également bien étrangères au jeune Gunter. Il regardait d’un air interrogateur les usagers du métro offrir leur aide aux resquilleurs pour passer le tourniquet. Ne parlons même pas de ces inconscients qui traversaient la route sans attendre le bonhomme vert et, est-il besoin de le préciser, hors du passage piéton ! Toutes générations confondues, du bambin à l’ancêtre, les Français vénéraient la ruse, la combine, l’esbroufe qui se joue du système.

Hormis leur impolitesse quasiment pathologique et leur agacement immédiat à la vue d’un touriste ou de tout être ou chose non parisien, les habitants de la capitale avaient une habitude étrangement contradictoire : ils s’excusaient en permanence ! Gunter ne cherchait même plus à savoir pourquoi ils s’excusaient. Au début, il avait essayé, mais cela lui avait causé plus de mal que de bien, restant planté sur le quai du métro à chercher le pourquoi du comment de ce type qui vient de lui écrabouiller le pied exprès tout en présentant ses plates excuses ou de cette femme qui a failli le faire tomber dans l’escalator avec sa poussette parce qu’elle tenait absolument à passer devant lui pour ensuite ralentir.

Excusez-moi par ici, excusez-moi par là, pensait Gunter en descendant les marches de la station Pyramides. Depuis quelques mois, il commençait enfin à s’y faire. Il avait même trouvé une copine (non, une Allemande tout de même) et, pire, malgré lui et contre toute attente, il commençait vraiment à apprécier ces êtres curieux : les Français. Gunter sourit en y réfléchissant, planté devant les portes du métro. Lui-même commençait dangereusement à virer Parisien. Il tâta les poches de son manteau et son sourire s’effaça. Il avait oublié sa carte de transport.

_Vous passez avec moi ? demanda un homme en costard en passant devant lui sans même le regarder.

mercredi 2 février 2011

Les yeux arc-en-ciel

_Vert… Noisette… Noir… Bleu… Vert…

_Matéo ! Chhhh !! chuchota une grande femme à son bambin.

Bianca tourna ses yeux vers les fenêtres du wagon tandis que ses joues rougissaient. Elles avaient beau être habituée, sa timidité reprenait toujours le dessus en public. Bianca avait en effet une sacré particularité : ses yeux changeaient de couleur au gré de ses émotions. Un peu comme ces petites bagues fantaisie qu’on trouve dans les distributeurs, au milieu des chewing-gums et des colliers en bonbons.

Parfois ces yeux gardaient la même teinte durant plusieurs semaines, mais à un moment ou à un autre, ils recommençaient à jouer au caméléon et tout le spectre des couleurs pouvait alors y passer.

Mise à nue d’un simple regard, l’esprit de Bianca était pour ainsi dire un livre ouvert pour quiconque croisait le chemin de la jeune femme. Joueuse chevronnée de poker, Bianca avait finalement dut arrêter. Pour une raison évidente, il lui était impossible de devenir la reine du bluff, et elle se faisait dépouiller à chaque partie.

A fleur de peau, Bianca en avait assez de cette émotivité dévoilée et impudique. À l’inverse d’un robot, elle ne pouvait cacher le fond de sa pensée or, elle l’avait bien vite réalisé, cela était souvent nécessaire en société.

_Ah ben elle s’est levée du pied gauche la p’tite demoiselle Bianca ce matin ! beugla le boucher lorsqu’elle passa devant son enseigne en arrivant chez elle.

Bianca ne moufta pas tandis que des regards indiscrets se tournaient vers elle dans la rue. Elle tassa sa tête entre ses épaules, comme une petite tortue. Elle avait hâte que les beaux jours reviennent, et avec eux, la mode des lunettes de soleil.

mardi 1 février 2011

Crétin 2.0

_ALLO ? AAAALLOOO ?! fit Clémence tandis qu’une musique d’ascenseur résonnait à ses oreilles dans le combiné.

Depuis plusieurs heures, elle cherchait désespérément à joindre son opérateur internet. Prostrée dans son salon, devant son bureau, elle essayait vainement de brancher la borne qui devait en principe lui donner accès à internet. Evidemment il n’en était rien.

Clémence en était à son 5e appel et elle commençait à perdre patience. Elle avait parlé à plusieurs personnes après s’être arraché les cheveux pour savoir si son problème relevait d’infimes nuances pour lesquelles on lui proposait de taper sur différentes touches. Si vous souhaitez mettre fin à vos jour tout de suite, tapez 1.

Même lorsqu’après une bataille acharnée contre une voix robotique impersonnelle elle réussissait à parler à un être humain, Clémence ne trouvait pas davantage satisfaction : avec leurs répliques toutes préparées, les personnes au bout du fil semblaient tout droit sortis d’un mauvais film de science-fiction.

Soudain, Clémence entendit un cliquetis résonner dans le téléphone. Y’a d’la vie là dedans, pensa-t-elle en agrippant le combiné.

_Machin Truc vous informe qu’aucun de nos collaborateur n’est actuellement disponible. Veuillez renouveler votre appel ultérieurement. Machin Truc vous souhaite une très bonne journée. Clic. Tuuut, tuuut, tuuut.

Clémence, échevelée, regarda son ordinateur d’un air mauvais. Le logiciel, délivré avec la borne internet, ne lui était vraiment pas d’une grande aide. Les premières étapes s’étaient bien passées, laissant entrevoir une issue simple au problème. Foutaises. Les directives s’étaient faites de plus en plus étranges à mesure que Clémence progressait dans l’installation, pour devenir incohérentes assez rapidement. Clémence se demandait si elle n’avait pas, par hasard, lancé le logiciel en chinois. La seule autre explication plausible était un complot international unissant les opérateurs internet à un réseau mafieux de psychologues véreux.
Elle avait espéré obtenir de l’aide grâce à l’assistance téléphonique. Sans succès donc.

Seule face à son épineux problème, Clémence, au bord de l’apoplexie, pris le problème à bras le corps et fit ce que toute personne saine d’esprit ferait dans pareille situation : elle se mit à s’énerver sans considération pour ses pauvres voisins et à insulter conjointement son ordinateur et sa borne internet, qui étaient évidemment de mèche, les salauds.

Elle les insulta tant et si bien qu’en appuyant sur tous les boutons d’un air rageur, quelque chose finit par se passer. À sa grande surprise, Clémence vit bientôt la petite icône Internet s’ouvrir. La dernière étape de l’installation.

Clémence sentit soudain ses pieds décoller du sol. Elle vit la lumière au bout du tunnel du désespoir. L’épiphanie emplit son cœur. Les miracles existaient donc.

Elle approcha ses mains du clavier. Une coupure de courant toucha alors tout le quartier, pouf, comme ça. Et la borne internet se réinitialisa.

vendredi 28 janvier 2011

L'amûûûr...

Le cœur gonflé de joie, Catherine et Victor se promenaient dans la rue, main dans la main. Les deux jeunes tourtereaux venait d’emménager ensemble, dans une minuscule chambre de bonne à quelques pâtés de maisons et même les toilettes sur le pallier et les voisins bruyants ne parvenaient pas à entamer la mine réjouie qui s’affichait en permanence sur leurs figures.

_Oh, et je veux un bouquet d’orchidées ! s’exclama Catherine en pointant son doigt en l’air.

Ils étaient en train de finaliser les derniers détails de leur mariage, qui devait avoir lieu le samedi suivant, dans le petit village des parents de Victor. C’était leur sujet de conversation favori pour ne pas dire l’unique.

_Tu vas être tellement belle ma chérie ! fit Victor, un air de profonde admiration au fond des yeux, comme s’il voyait déjà Catherine dans sa grande robe blanche, au seuil de l’église de campagne.

Catherine, tirée de ses rêveries de fleurs et de dentelles, jeta un regard malicieux à son fiancé. Elle sourit de toutes ces dents.

_Oh merci mon amour, fit-elle en lui apposant le doigt sur le bout de son nez. Toi aussi tu seras magnifique, d’ailleurs maman m’a dit qu’elle avait pratiquement fini ton smoking. Il ne reste que quelques détails, elle voudrait que tu passe quand tu auras un peu de temps.

_Hum oui, après-demain je pense que ça sera parfait.

_Super, s’écria Catherine. Oh et, aussi, j’ai trouvé la paire d’escarpins parfaite pour aller avec ma robe. Ils n’en avaient plus à Paris alors j’ai appelé toutes les boutiques de la région et j’ai réussi à en trouver une paire dans une petite enseigne, pas très loin de chez tes parents. Ca fait loin je sais mais tu penses que tu pourras aller les chercher par la même occasion, je veux tout essayer ensemble avant le grand jour…

Victor fit semblant de réfléchir. Catherine, toujours souriante, lui tira le bras.

_Mais oui bien sûr ! Ahlala qu’est-ce que je ne ferais pas pour ma petite femme ! gazouilla-t’il finalement en pinçant doucement la joue de Catherine.

_Merci mon cœur ! répondit cette dernière en posant sa tête sur l’épaule de son cher et tendre.

Catherine et Victor tournèrent dans une petite rue. Un peu plus loin, en face d’eux, un petit couple de vieillards se tenait sur un banc. Ils paraissaient très âgés mais se tenaient tout de même collé l’un à l’autre. Tous deux étaient très élégants. La femme était soigneusement coiffée et tenait entre ses mains un beau bouquet de fleurs. Son mari, quant à lui, portait un chapeau et arborait un air des plus dignes.

_Oh, regarde comme ils sont mignons, s’enthousiasma Catherine comme s’il s’agissait d’un couple de moineaux. Ils ont l’air si amoureux, même après toutes ces années ! J’espère qu’on sera pareil !

_Bien sûr mon amour, je t’offrirai des bouquets de fleurs, comme ce vieux monsieur, répondit amoureusement Victor en se tournant vers sa dulcinée pour apposer un long baiser sur ses lèvres.

_Bon, c’est bon, on peut repartir là ? On va pas passer la journée sur ce banc quand même !

_Oooooh mais elle m’enquiquine celle-là ! C’est de ma faute si j’ai mal au dos ?!

_T’avais qu’à moins aller dans les bordels quand on était jeunes marié, t’aurais certainement moins mal au dos vieux pervers !

_Tu me gonfles Germaine ! TU-ME-GONFLES ! Si tu veux savoir, c’est à peu près la seule chose que je ne regrette pas dans notre mariage !

_Ah ben elle est belle l’Institution maritale ! Qu’est-ce qu’on est con quand on est jeune ! Ah mais, si j’avais su, si j’avais su, jamais ! Tu vois ces deux chamallows qui viennent de passer là, ces deux jeunes à peine sortis de la puberté qui s’embrassaient comme si deux grosses sangsues se battaient dans leur bouche…

_Oui c’était dégueulasse, deux crétins, savent pas c’qui les attend…

_Exactement ! Ils savent pas ce qui les attend ! Si on m’avait dit que je finirai avec un vieux crouton qui sent le moisi et la pisse, j’aurais pas signé crois-moi… Bon allez lèvet-oi, dépêche toi un peu, faut aller au cimetière déposer ce bouquet sur la tombe de ma mère, qu’on en finisse.

_Ta mère, fit le vieillard en se levant avec peine, même six pieds sous terre elle continue de m’emmerder !

jeudi 27 janvier 2011

Grosse tâche

« Il y a une tâche au plafond. Elle est arrivée un jour, de nulle part, juste comme ça. Au départ, c’était un petit point grisâtre de rien du tout, une goutte dans l’océan.

J’observe le plafond, du soir au matin, du matin au soir. Je dois bien peser dans les 200 kilos et lever les yeux depuis mon lit est bien la seule chose que je concède à faire, hormis me lever quelques minutes par jour pour manger et procéder à divers besoins naturels que je ne crois pas avoir besoin d’expliciter ici. Je me complais dans l’inertie la plus totale, jusque dans mon esprit : je ne réfléchis que rarement. Actuellement, cette tâche occupe tous mes efforts, un mot tabou pour moi.

La tâche grossit jour après jour, elle s’étend peu à peu sur le plâtre, comme une marre d’huile bien grasse. La peinture craquèle en son centre et, parfois, quelques gouttes perlent.

Cette tâche évolue, elle semble plus vivante que moi. Elle me veut du mal je le sais depuis le premier jour. Je l’affronte du regard, cherche à en percer les secrets, mais rien ne se passe, elle ne fait que grossir, s’élargir en m’ignorant superbement.

Je devrais appeler un plombier, je le sais, mais il faudrait pour cela que j’étende mon bras jusqu’au téléphone. Impensable, pure perte de temps et d’énergie. Alors je la regarde grossir et grossir, elle est maintenant beaucoup plus imposante que moi, ce qui n’est pas peu dire.

Mais tout cela me fatigue, je vais piquer un petit somme. Elle sera toujours là, plus tard. »

BAM !

mardi 25 janvier 2011

Maline comme une fouine

Salima était une fouine tout ce qu’il y a de plus convenable. Elle habitait avec ses enfants dans le toit d’une belle maison rose, à la campagne. Son compagnon, avec qui elle vivait en union libre, batifolait depuis plusieurs années. Tantôt ici et tantôt là, on ne pouvait pas vraiment compter sur lui même si, Salima devait l’avouer, il était un père formidable pour ses petites fouines.

Les colocataires de Salima étaient de grands humains très étranges. Euphémisme à propos des Hommes puisque ceux-ci semblaient démontrer une asocialité à la limite de la pathologie psychiatrique ! Dès que Salima en croisait un, malgré son désir d’établir un contact amical et civilisé avec cet individu, elle avait remarqué que le même phénomène se répétait invariablement : l’humain commençait par la fixer avec des yeux ronds, puis son visage se contorsionnait en une affreuse grimace, et enfin, l’inévitable hurlement survenait, déchirant les oreilles délicates de la fouine.

Or donc, avec ses colocataires récalcitrants, dans sa maison rose, Salima se trouvait dans l’impasse. Cela faisait plusieurs années que ses voisins tentaient de les expulser par la force, elle et ses enfants. Ils usaient des méthodes les plus barbares et les plus archaïques, des boulettes vertes que Salima repérait à trois kilomètres jusqu’aux pièges sournois. Le plus grand des humains, un jour où il était particulièrement mal luné, avait même sorti une carabine ! Quelle impolitesse, quelle folie !

Salima était révoltée de voir ainsi ses droits de fouine piétinés dans la boue par une famille de timbrés qui ne les laissait même pas s’adonner en paix à la parade amoureuse du printemps. Soit, cela faisait du bruit mais enfin, il faut bien que jeunesse se passe et que la race perdure ! Salima n’était pas née de la dernière pluie, et elle avait bien l’intention de se défendre. Après de longues recherches, elle avait trouvé les coordonnées d’un avocat. Elle y avait rendez-vous l’après-midi même pour expliquer sa situation.

Salima se frotta les pattes :

_Ils vont voir ce qu’ils vont voir ces malotrus ! se réjouit-elle en riant comme savent le faire les fouines.

Puis Salima se remit à ranger son petit intérieur cossu. Il lui fallait en effet tout préparer rapidement : sa famille proche lui rendait visite dans quelques jours. En petit comité, juste une trentaine.

lundi 24 janvier 2011

La fille toujours en retard

Je suis née avec deux semaines d’avance. C’est là la seule occasion de ma vie où je suis arrivée avant l’heure prévue. Car je suis la fille toujours en retard.

Je n’y peux pas grand-chose. Je vis dans une dimension temporelle différente du reste du genre humain. Les secondes, minutes et heures, semblent s’étirer dans mon esprit comme un long filament de guimauve quand elles ne représentent qu’une corde sèche et tendue pour mes semblables. Je ne cherche pas à excuser mon retard perpétuel, mais c’est inscrit dans mon patrimoine génétique, jusque dans la moindre de mes cellules : je joue une course folle contre la montre depuis le premier battement de mon cœur, et probablement jusqu’au dernier.

J’ai tout tenté pour y remédier : je me suis mieux organisée, mais la succession des évènements finit invariablement par se gripper et la mécanique s’emballe. J’ai essayé de partir à l’heure en m’accordant plus de temps avant, mais un phénomène inexorable se produit alors : le temps s’accélère. Bref, seul le résultat ne change jamais : je suis en retard. Je suis la première embêtée. Cela m’en a causé des désagréments, des licenciements, des rendez-vous ratés et quelques ruptures passablement énervées.

En étant tout à fait honnête, je suis comme un enfant qui peut jouer des heures où seulement quelques secondes sans constater la moindre différence. Le temps est pour moi un concept abstrait que la dure réalité n’a pas réussi, malgré ses multiples tentatives, à imprimer noir sur blanc sur les pages de mon esprit.

Et puis je vais en faire hurler quelques uns mais je trouve qu’il y a quelque chose de romanesque dans l’attente. Je ne dis pas que ceux que je fais poireauter de longues minutes devraient m’en remercier, non, pas du tout. Mais l’attente c’est le possible, tout est encore réalisable. L’attente est propice à la rêverie et c’est le deuxième truc pour lequel je suis la plus douée, juste après être en retard. La conception que j’ai de tout cela nécessiterait, je suis tout à fait d’accord, une longue explication pour en dérouler tous les fils. Malheureusement, je vais devoir vous laisser présentement, sinon, je risquerais d’être en retard.

vendredi 21 janvier 2011

Flash Brenda

C'est l'histoire d'une fille qui refaisait la peinture de son appartement, et qui était en retard.

Ah ben merde: elle est déjà partie!

jeudi 20 janvier 2011

Madeleine

_Don’t you dare ! s’exclama la nounou en pointant un doigt menaçant vers la petite frimousse de Lily.

La petite rouquine, accroupie sur le trottoir de la rue de Grenelle, s’apprêtait à lancer une crotte de chien qu’elle avait ramassée au bout de son bâton en bois. Elle lança un regard malicieux à la jeune-femme et sembla hésiter quelques instants.

_Lily, drop it ! Please, drop it, continua Edwin, la nounou, en adoucissant sa voix autant qu’elle le pouvait.

À quelques mètres de distance, Eliott observait la scène d’un air blasé. Il ne s’émut même pas de voir soudain sa sœur, Lily, exulter, au moment même où le bâton fendit l’air, envoyant la crotte finir sa course folle sur le manteau en cachemire d’une mamie pomponnée qui passait par là.

Tout ce cirque le laissait de marbre, et, tapant légèrement son pied contre le trottoir mouillé dans un geste las et répétitif, il ne prêtait pas même une oreille à l’esclandre qui tenait place dans la rue. La mémé, à laquelle le courroux avait soudain redonné des couleurs, se plaignait bruyamment auprès de la nounou embêtée, jetant des regards de dédain appuyé à la petite Lily.

Eliott, habitué aux bêtises de sa sœur, avait bien d’autres chats à fouetter. Du haut de ses sept ans il avait le regard aussi soucieux que celui d’un homme d’affaires aguerri et il ne lui tardait qu’une chose : rentrer chez lui. Enfin, après avoir présenté une bonne centaine de fois ses excuses les plus sincères, Edwin empoigna une Lily hilare par le col de son luxueux manteau et la petite troupe démarra à nouveau sous les cris indignés de la vieille dame, qui bientôt ne fut plus qu’un petit point gris à l’horizon.

_You should be ashamed of yourself ! déclara Edwin en sciant les syllabes comme seul sait le faire le peuple britannique.

_ASHHHHAAAAMED ! répéta la petite rousse en reprenant sa promenade sautillante devant la nounou.

Les parents de Lily et d’Eliott tenaient absolument à ce que leurs enfants aient une nounou anglaise. Leur mère, une brillante journaliste originaire d’Oxford, tenait absolument à ce que ses bambins parlent la langue de Shakespeare. De fait, ils étaient destinés à être bilingues avant même de savoir gazouiller. Leur père, un diplomate qui passait beaucoup de temps à parcourir la planète, parlait un anglais impeccable malgré son accent français. À l’école d’Eliott, tout les enfants parlaient également un anglais confondant, beaucoup avaient d’ailleurs déjà plusieurs autres langues à leur actif, le plus souvent le russe ou le chinois. Eliott, pour sa part, trouvait toute cette histoire de langue étrangère totalement surfaite. Il n’était pas dupe du fait que les parents cherchaient par là à épancher un complexe d’infériorité irrésolu en faisant de leurs bambins des singes savants, et non uniquement à leur donner « toutes les chances pour réussir ».

Le petit groupe tourna dans une petite allée fleurie et s’engouffra dans une cage d’escalier luxueuse, après avoir passé deux portails à digicode. Ils montèrent un court escalier et Eliott soupira en entrant, enfin, chez lui.

Il avait en effet bien d’autres soucis que de balancer des cacas sur des vieilles dames ou de s’inquiéter du nombre de langues qu’il maîtrisait. Plusieurs choses étaient récemment venues perturber son existence d’enfant choyé. Tout d’abord, sa maîtresse, partie en congé maternité, avait été remplacée par un homme sévère au visage dur et sec qui ne semblait absolument pas apprécier Eliott. Cela l’embêtait beaucoup car il avait toujours été le petit préféré de sa classe. C’était SON truc. Deuxièmement, à peu près au même moment, un nouveau avait fait son entrée dans sa classe. Matisse Berançon était une tête à claque insupportable qui prenait un plaisir sadique à enquiquiner Eliott durant la récréation, et à le menacer d’aller divulguer l’amour secret que celui-ci portait à la charmante blondinette du deuxième rang si il n’accomplissait pas les quatre volontés du minable caïd.

Tout cela créait un vacarme insupportable dans l’esprit du petit Eliott, un vacarme qui l’empêchait de penser avec calme et rationalité comme à son habitude.

_OK everybody ! articula Edwin, les manches retroussées, en émergeant de la sale de bain d’où provenait un glougloutement ronflant. Lily, straight to the bathroom ! You’re going to have a bath right now!

Pour seule réponse, Lily hurla et une course poursuite interminable commença dans l’appartement. Au bout d’un moment, Eliott se rendit lui-même dans la salle de bain. Il referma la porte derrière lui, se déshabilla et s’enfonça dans l’eau fumante. Il s’allongea dans la baignoire, étira ses pieds et ses petites mains engourdit par le froid extérieur, et regarda le plafond. Tout était désormais silencieux. Il ferma les yeux et plongea sa tête sous l’eau en aspirant fortement. Puis, remontant à la surface, mais juste assez pour laisser dépasser son visage, il cracha toute l’eau avalée, comme s’il était une baleine. Il regarda l’eau bouillante s’échapper de sa bouche en un millier de petites gouttelettes transparentes, et vit du même coup tous ses soucis le quitter. Il était bien content d’avoir ce privilège d’enfant.

mercredi 19 janvier 2011

La page blanche

« C’est l’histoire d’une page blanche. »

Bordel c’est nul ! Je dois écrire quelque chose et ça ne vient pas. La page blanche, le vide, le néant, l’absence d’idée. Qu’est ce que je vais bien pouvoir raconter aujourd’hui?

Quand ça veut pas, ça veut pas, comme ce matin. Bon alors creusons nous la tête, ça tient à rien une histoire… euh… une histoire, une histoire avec… avec… cette gomme par exemple. Voilà ! C’est l’histoire d’une planète où tout le monde vit sous la menace perpétuelle d’une gomme géante, maléfique et toute puissante, qui efface les gens selon ses envies !

Cette idée est totalement nulle. Nulle, nulle, nulle. Nulle comme moi. Je suis naze, une merde, un moucheron. Je n’ai que des idées pourries. Pourquoi j’écris ? J’aurais du écouter ma mère et devenir vendeur de voitures.

Tiens justement ! C’est l’histoire d’un vendeur de voitures qui… eh bien ce vendeur de voiture, il a un garage qui… qui est magique !

Mais qu’est-ce que tu racontes ? Franchement. Non c’est tout, je suis nulle c’est tout. Tout ce que je fais là, c’est à chier. Comment on fait pour raconter une histoire à partir de rien ? Les gens vont finir par se barrer ! Je tourne entre ces quatre murs, l’œil rivé sur mon ordinateur, et il ne passe rien ! Comment on peut trouver l’inspiration comme ça ?

J’en ai assez du trip de l’écrivain tourmenté dans sa tour d’ivoire. Je vous en foutrais des tours d’ivoire moi. C’était facile au temps des grandes épopées et des voyages romanesques, m’étonne pas qu’ils étaient inspirés les mecs ! Mais aujourd’hui ? Non vraiment, aujourd’hui je veux dire : comment on fait pour pondre un chef d’œuvre qui vous prend aux tripes entre deux discours télévisés policés à mort et un aller-retour pour Djerba la Douce avec Lookeo en classe éco ? Pas très romanesque tout ça, de quoi filer le bourdon à n’importe quel aventurier. Et si, en plus, comme moi, on ne l’est pas de toutes façons et qu’on a le mal au cœur dès qu’on monte sur un bateau mouche, c’est pas gagné c’est moi qui vous le dit !

J’ai rien à raconter, je suis une imposture depuis toujours et je vis dans l’angoisse perpétuelle qu’un jour, quelqu’un s’en apercevra.

Allez s’en est assez, j’attrape mon caban, mon feutre et mes gants en laine, et je vais faire un tour dans le square à l’autre bout du quartier. Au milieu des enfants qui jouent et des nannys, peut-être l’inspiration reviendra-t-elle, peut-être que l’un d’entre eux me soufflera à l’oreille l’idée qui fera de moi un écrivain célèbre et renommé (car les enfants n’ont pas l’imagination bridée des adultes, c’est là leur plus grand talent). Et qui sait, un jour, peut-être, quelqu’un écrira-t’il sur moi ! »

Yvan referma la porte de son appartement, et s’élança dans la rue.

mardi 18 janvier 2011

Chassez le naturel...

Rachel regarda sa montre. 11h50. Encore 10 minutes à attendre sur l’avenue des Champs Elysées. Cela faisait déjà un bon quart d’heure qu’elle était arrivée et elle commençait à s’impatienter.

Elle attendait Sarah, son amie d’enfance, qu’elle n’avait pas vue depuis plus de vingt ans. Elles avaient passé toute leur scolarité ensemble, mais leurs chemins s’étaient séparés à leur entrée à l’université. Rachel se rappelait très bien de Sarah, elle n’avait qu’à fermer les yeux pour voir apparaitre son visage délicat, ses fossettes et ses longs cheveux noirs et bouclés. Mais ce souvenir était toujours gâché par la petite blonde grassouillette qui finissait invariablement par s’incruster timidement en arrière plan. Cette petite fille disgracieuse c’était Rachel. Plongée dans les affres de l’obésité et des dents de travers durant toute son enfance, Rachel ne s’en était sortie que bien plus tard, à la vingtaine. Aujourd’hui, elle redoublait de coquetterie et comptait bien briller de tous ses feux face à son amie Sarah. Les étincelles qui illumineraient son regard à sa vue, Rachel les avaient visualisées des centaines de fois devant le miroir de sa salle de bain, comme si tout ce lustre présent pouvait laver les inconfortables années d’une enfance bien terne.

Elle trépignait d’impatience et le froid lui mordait les chevilles, qu’elles avaient hautes perchées sur les escarpins achetés spécialement pour ce rendez-vous fatidique. Le regard de Rachel finit par se poser sur l’immense Séphora, juste à coté d’elle. Une musique déplaisante en sortait, mais Rachel s’y engouffra pourtant, attirée par le mélange entêtant d’effluves qui s’en échappait.

Tandis qu’elle errait dans les rayons déserts, une vendeuse l’aborda, un sourire factice en bandoulière. Elle lui proposa de la maquiller. Gratuitement.

_Mais je suis déjà maquillée, répondit Rachel, un peu vexée, en époussetant machinalement l’épaulette gauche de son manteau.

_Alors juste un rafraichissement, argua la vendeuse sans relâcher ses maxillaires crispés.

Après un instant d’hésitation, Rachel haussa les épaules et accepta. Après tout, elle avait dix minutes à tuer. Elle prit place sur le siège de tissu noir et leva son visage vers la lumière.

Le sourire de la vendeuse laissa alors place à un air très concentré et celle-ci s’afféra à l’aide de ses pinceaux et poudres en tous genres.

Au grand étonnement de Rachel, elle ne chercha même pas à lui parler et tout se déroula religieusement, dans le silence complet. Seule la musique grinçante du magasin parvenait à ses oreilles.

_Voilà, c’est fini ! conclut la vendeuse avec un ton satisfait.

Rachel ouvrit les yeux et se tourna vers la glace. Elle poussa un cri. Elle ressemblait à un tableau de Picasso. Partout, des couleurs, toutes plus criardes les unes que les autres, se disputaient différentes partie de son visage. Sa peau irradiait d’une puissante couleur orange et on peinait à imaginer que la vie battait là-dessous.

_Mais ça ne vas pas DU TOUT ! s’écria-t’elle en lançant un regard suppliant à la vendeuse.

_Attendez, j’ai oublié la touche finale, bafouilla la jeune femme en cherchant quelque chose dans son énorme vanity, sans porter attention à Rachel, dont les plaintes étaient masquées parla musique assourdissante.

_Ca n’est pas possible, se lamentait Rachel, les mains crispées sur la coiffeuse, observant lamentablement son visage dans le miroir éclairé d’une lumière crue.

Elle se tourna vers la vendeuse.

_Vous m’entendez ? Allo ! Je vous par…

_Et voilà la touche finale, éructa la vendeuse d’un air satisfait en vaporisant un épais nuage de bombe pailletée à la figure de Rachel.

_Putaiiiin ! cria-t’elle en appuyant ses mains sur ses yeux.

La gorge en feu et les larmes aux yeux, on ne savait plus trop si Rachel riait ou si elle pleurait. Une fois que le nuage atomique se fut dispersé, la vendeuse regarda la femme échevelée d’un air interloqué. Lorsque celle-ci réussit finalement à rouvrir ses yeux, qui ressemblaient désormais à deux boules rougies, elle ne put que constater le massacre dans la glace qui lui faisait face. Elle ne ressemblait plus à rien.

_Arghhhh, cria-t’elle en se jetant à la gorge de la vendeuse.

Alertés par le remue-ménage, deux agents de sécurité eurent tôt fait de débarquer. Malgré leur carrure imposante et leur air sévère, ils eurent beaucoup de mal à faire lâcher prise à Rachel. Hystérique, elle se débattait comme une démente tandis qu’ils la soulevaient de terre pour la porter hors du magasin. Ecumante et transpirante, Rachel leur criait de la lâcher immédiatement, que cela n’allait pas se passer comme cela. Les agents de la sécurité, tout en tentant d’éviter ses coups de pieds, la lâchèrent sur le trottoir. Les passants observaient la scène d’un air étonné et un petit attroupement se créa autour de cette femme au rouge à lèvres coulant et dont les cheveux inondés de paillettes se dressaient de toutes parts sur sa tête.

_Ça ne va pas se passer comme ça croyez-moi bande de débiles, vous ne savez pas à qui vous avez à faire ! cria Rachel.

_Ra… Rachel ? murmura une voix fluide et délicate derrière le dos de la femme.

lundi 17 janvier 2011

Sportif du dimanche

Il faisait un grand soleil ce dimanche matin lorsque, sur les coups de 10 heures, Fred enfourcha son vélo. Les fêtes de fin d’année étaient venues réconforter le charmant boudin qui s’était installé autour de sa taille après la trentaine. Pour éviter que ses poignées d’amour ne se muent en bouée pneumatique, Fred était décidé à se remettre au sport. Il s’en était du moins vanté auprès de sa petite amie, Marie, une sportive émérite, et il se sentait maintenant obligé de s’y atteler. Pour le motiver davantage, elle s’était d’ailleurs jointe à lui.

Lancé comme une fusée sur la piste cyclable depuis à peine cinq minutes, Fred était sûr qu’il ressentait déjà les effets positifs de ce grand bol d’air frais. Il contemplait le fleuve qui longeait la route tout en slalomant entre les badauds. Toute la ville semblait être de sortie en cette matinée hivernale exceptionnellement ensoleillée : les parents surpassés par leurs cinquante enfants en trottinette, les joggeurs rendus sourds par leur MP3, et les préférés de Fred, les cyclistes du dimanche attifés comme s’ils partaient pour le Tour de France.

Heureusement, Marie connaissait bien les environs, et elle entraina bien vite Fred sur un chemin boisé qui courrait le long d’un grand lac. A mesure qu’ils s’enfonçaient dans l’épaisse forêt et que les cris des enfants se faisaient plus ténus, Fred respirait profondément. Ce n’était pas tant pour profiter des bienfaits de la promenade que pour reprendre sa respiration. Marie le distançait de plus en plus et bientôt, malgré les appels de Fred, elle ne fut plus qu’un petit point au loin, dans la lumière qui filtrait à travers les immenses arbres.

_Ma… Ma… MARIE ! articula Fred avec peine en s’élevant sur son vélo.

Son portable tomba alors de sa poche.

_Merde !

Fred s’arrêta, découragé, et regarda autour de lui. Il était absolument seul. Il posa le vélo par terre et revint un peu en arrière pour chercher son téléphone qui devait être tombé dans un tas de feuilles mortes. Autant chercher une aiguille dans une botte de foin. Il le chercha, le chercha… Fred leva les yeux et observa le sous-bois, un peu en contrebas du chemin de gravier. Le portable y avait peut-être glissé. Il descendit la petite pente en glissant sur les feuilles humides et s’enfonça au milieu des arbres. Toujours aucune trace de son téléphone. Pourtant, une petite musique se fit entendre. Fred était sûr de reconnaître sa sonnerie de portable, mais elle lui paraissait étrangement lointaine. A vrai dire, il pouvait affirmer qu’elle sortait de terre, plus précisément d’un trou sombre situé sous un tronc pourri, juste en face de lui. Interloqué, il se pencha au-dessus. Il se pencha tandis que la petite musique continuait, se pencha encore un peu… SCHLAK ! Fred glissa dans le trou. Il chuta lourdement dans le terrier, un peu plus bas.

Il leva les yeux, la mâchoire endolorie, et constata que la personne qui se tenait immobile à un mètre de lui avait effectivement son portable dans les mains. Il ne s’agissait pas tout à fait d’une personne telle qu’on peut l’entendre. C’était une biche. Et quelle ne fut pas la surprise de Fred lorsqu’il constata qu’une quinzaine d’animaux de la forêt se tenaient devant lui, l’air interloqué. Ils étaient tous debout sur leurs pattes de derrière et arboraient des ensembles de jogging et des baskets de course. Certains, au fond de la salle, pédalaient même sur des vélos d’appartement tandis qu’un loup soulevait des altères. Tous s’arrêtèrent net à la vue de cet homme qui leur faisait face.

Fred eut un mouvement de recul. Le souffle court, les yeux exorbités, plus un son ne pouvait sortir de sa bouche. Il venait de tomber dans une salle de sport pour animaux. Sous les pieds des humains qui se complaisaient dans leur supériorité et des joggeurs du dimanche, ces bestioles cultivaient leur forme physique dans le plus grand secret. Fred sentait son cœur battre de plus en plus fort.

La biche, qui se tenait toujours immobile face à lui, s’avança gracieusement d’un pas et lui tendit son téléphone. Après un long moment d’hésitation, Fred attrapa le petit objet et, ne sachant ce qu’il convenait de dire en cette situation, bafouilla un remerciement confus.

Le portable de Fred sonna alors à nouveau, rompant le silence pesant de cette rencontre impromptue. Désorienté, ses yeux firent quelques allées retour entre les animaux et son portable avant que Fred ne se décide à décrocher. C’était Marie.

_Fred ? Fred tu m’entends ? FRED ?!

Toujours muet sous le coup de la surprise, Fred s’apprêtait à tenter de répondre lorsqu’il releva les yeux vers l’assemblée d’étranges sportifs qui lui faisait face. Il n’eut que le temps de voir la lourde silhouette d’un énorme lapin lui fondre dessus et lui asséner un coup de bâton sur la tête.

_FRED ?!

La voix de Marie résonnait toujours dans la tête de l’homme. De plus en plus précise. Une violente claque sur la joue vint finalement le tirer de sa léthargie.

Fred était étendu au milieu du chemin de gravier. Marie était penchée au dessus de lui. Sa petite amie, inquiète de ne pas le voir arriver derrière elle en vélo, avait rebroussé chemin pour le retrouver finalement lamentablement écroulé au milieu du chemin de gravier, son portable à la main. La prochaine fois, Fred ne forcera pas sur le civet de lapin à Noël.

vendredi 14 janvier 2011

Perfect World

« Attention, antenne dans 5 secondes ! »

« 5, 4, 3, 2, 1… »

« BREAKING NEWS »

« Mesdames et Messieurs, bonsoir ! Ce soir, nous nous rendons en Arkansas, dans une petite ville des environs de Little Rock, pour en apprendre plus sur la nouvelle qui tient le haut du pavé depuis hier : la mort tragique de Bernie McSol, l’ultime résistant à la chirurgie plastique, autrement dit, Mesdames et Messieurs, le dernier moche sur Terre. Notre envoyé spécial, Pamela, est sur les lieux. Pamela ? »

« Bonjour Bruce ! Oui c’est le choc ce soir, presque 24h après la mort de Bernie McSol, qui était fermier ici depuis plus de quarante ans. C’était, en outre, le dernier être humain à ne jamais s’être fait enjoliver à l’aide de la chirurgie esthétique, et son entourage affirme qu’il avait pourtant une gigantesque excroissance sur le nez. A se demander comment il a pu survivre ainsi Bruce… »

« Tout à fait Pamela, tout à fait ! Mais dites nous en plus, comment est-ce possible ? M. McSol n’a-t’il jamais profité du crédit universel accordé à chaque personne pour ses opérations chirurgicales ?»

« Eh bien Bruce il semble que non, c’est par choix que Bernie McSol n’a jamais été enjolivé. Ce matin, au téléphone, sa sœur, Cherry, nous a appris qu’il ne se trouvait pas beau, mais avait pourtant toujours farouchement refusé de se faire opérer. C’est à n’en plus savoir sur quel pied danser Bruce ! La loi sur l’égalité de chance de se faire opérer a pourtant été le fer de lance des démocrates. Apparemment cela n’était pas encore assez bien pour Bernie McSol, à se demander ce qu’il lui fallait Bruce ! »

« Ah, ah, tout à fait Pamela, tout à fait ! Mais donnez nous plus de détails exclusifs : comment est-il mort ? A-t’il souffert ? Ce pauvre homme était-il seul ? »

« Allo Bruce ? Allo ? Je ne vous entends pas bien. »

« Pam… »

« Ah ça y est. Je vous reçois. Eh bien non Bruce, à notre grande surprise, il ne semble pas qu’il soit mort dans la souffrance, il est simplement parti à l’âge honorable de 98 ans. C’est l’un de ses clients restaurateur qui, s’étonnant de ne pas être livré de ses fruits et légumes, s’est rendu chez lui et l’a trouvé ainsi, raide mort sur son fauteuil. Il devait être là depuis un bon moment Bruce. Le patron du restaurant, Giulio, sera d’ailleurs sur notre plateau demain soir pour un témoignage exclusif et toujours plus de détails Bruce. En attendant… Allo ? »

« Pam…Pamela ? »

« Bruce ? Allo ?... Je vous rends l’antenne Bruce. »

« Merci Pamela… Mesdames et Messieurs, c’est un évènement tragique qui vient de se passer à Little Rock. Cet homme dérogeait certes au genre humain par sa laideur, mais n’oublions pas que derrière cette laideur, un cœur battait. ET MAINTENANT Mesdames et Messieurs découvrons ensemble un sujet sur la figopratie, une technique laser permettant de figer les muscles de votre visage en toute sécurité. »

jeudi 13 janvier 2011

Kevin Duchmoul

Kevin Duchmoul

3 avenue de Tapaasavoir

00000 Nowhere

jeudi 13 janvier 2011

À l’attention de Mamoiselle Carine PDG (développez, ci-joint, car je n’ai que les initiales), Société de banque X

Madame, Monsieur, (supprimez la mention inutile)

Je suis fort bien intéressé par l’annonce d’emploi que vous avez passée sur le site Master.com et j’apprécierais beaucoup de travailler pour vous, au sein de votre établissement bancaire. Une banque qui, comme chacun sait, prête et reçoit beaucoup d’argent. Ne nous voilons pas la facette, je suis un jeune homme plein d’ambition, et aujourd’hui cet argent (surtout en cash) est indispensable à la survie d’un tel phénomène en milieu urbain.

Mais laissez-moi plutôt m’introduire. Je me titularise Kevin, Duchmoul de par mon père, un homme vénérable et bien droit bien qu’un peu porté sur le calvados dans les derniers temps. Ma mère, avec qui je vis actuellement, depuis 28 ans, en concubinage platonique (comprenez rien qui n’ait à voir de près ou du lointain avec le sexe, je ne mange pas de ce parpaing là), m’a toujours dit qu’un jour, je travaillerais dans une banque et que je serais riche, comme M. Eddy Barclay. Elle en a été infourmillée par ma propre tante, Monique, qui présente des dons de voyance sincères qu’elle tente en vain de faire partager à toute une ribambelle de vieux avec lesquels elle correspond par courrier postal. Mais je vous embrasse sûrement avec mes histoires, alors que je suis là pour défendre mon gras !

Les raisons qui font que je serais un employé de banque regorgeant d’exemplarité sont multiples, voire mêmes diverses. La primaire est bien sûr que je suis un bon garçon qui ne vous causera jamais de soucis. Je sais taper à l’ordinateur et même faire semblant, décourager un client avec un air concentré que vous ne pouvez même pas, Mme PDG, imaginer dans vos rêves les plus débiles. J’ai par ailleurs pris l’initiative de développer ma musculature haute (c’est-à-dire, si vous me suivez, au dessus de la ceinture), ce qui pourrait s’avérer utile et extrêmement dissuasif en cas de braquage, attaque au couteau ou à l’arme blanche et ce, même pour une mamie mécontente. Secondo, si vous permettez l’expression (ai-je précisé que j’ai du sang italien qui coule là-dedans ? Je ne puis m’en souvenir), si je n’ai pas eu la chance de poursuivre mes études sur la durée, vis-à-vis d’un désaccord d’opinion irrépressible sur la vision de mon éducation entre mes professeurs et moi-même, j’ai profité des fruits de l’école de la vie, la meilleure selon moi. De fait, j’ai vécu et aujourd’hui, je puis affirmer que je suis multitâche.

Ce travail me permettrait de me développer et de mettre en marche toutes sortes de projets, m’acheminant doucement mais sûrement vers une vie utopique. Je pourrais réaliser les choses les plus diverses grâce à la pugnacité de mon travail : m’installer dans mon propre appartement et trouver une femme ou, à défaut, peut-être un raton laveur, car j’en ai toujours voulu un depuis que je suis môme et comme je dis toujours, ne rêve pas tes rêves, vis ta vie.

Je vous remercie beaucoup de votre attention à mon intention, Kevin Duchmoul, rappelez-vous bien de moi car un jour, je tiendrai le haut de la fiche.

En l’attente de votre confirmation d’embauche, je vous remercie d’accepter ces quelques bisous sincères que je vous fais.

Amicalement votre, (bien que j’ai toujours préféré Arabesque)

Votre déjoué, Kevin Duchmoul

mercredi 12 janvier 2011

La mécanique qui lâche

Lucette Topinambour habitait une petite ville de la grande couronne parisienne, en Seine-et-Marne. Tous les matins, depuis 35 ans, 2 mois et 24 jours, elle prenait le RER de 7h16 pour se rendre à son travail.

Positionnée à sa place habituelle, à 1 pas et demi à droite du dernier poteau du quai, Lucette attendait son train, son petit carnet noir à la main. Le nez gelé, elle tiqua et jeta un coup d’œil à l’écran d’affichage : « train retardé ». La bouche de Lucette se tordit bizarrement, tout en se pinçant comme un cul de poule, et elle ouvrit son petit carnet après avoir sorti un stylo de son sac à main. Sur une page déjà bien entamée, elle écrivit la date du jour et, en dessous, « RER : retard de… », en laissant un blanc.

Ce carnet était très spécial pour Lucette. Si on peut dire qu’un journal intime retranscrit, par les émotions qu’on y couche, la personne que l’on est, alors ce carnet faisait état d’une personnalité bien étrange. Factuelle, c’est le terme. Lucette était obsédée par les faits, et plus particulièrement par ceux qui venaient troubler l’ordre bien établi de sa vie. Depuis 35 ans, 2 mois et 24 jours qu’elle prenait cette ligne de RER, elle notait chaque matin dans ce carnet les détails de son voyage quotidien. La majorité des gens n’y verrait, au mieux pas d’utilité, au pire un comportement pathologique, mais cela rassurait indéfiniment Lucette de se dire qu’à tout moment, elle pouvait avoir confirmation que le 3 janvier 1986, le train était entré en gare avec 2 minutes et 20 secondes de retard, ou encore que le 17 mai 2008, un voyageur malade avait bloqué le trafic pendant 15 minutes.

Parfois, le dimanche, en fin d’après-midi, lorsqu’elle avait sorti Kiki, son bichon, et n’avait plus rien à faire, Lucette se plongeait dans la lecture de son carnet. Elle établissait des records, comme ce jour de grève cataclysmique ou elle avait eu 2 heures de retard au travail et avait à peine pu noter l’heure précise d’arrivée du RER, tant les voyageurs étaient pressés les uns contre les autres sur le quai bondé. Elle calculait également des pourcentages, comme celui du taux de retard des trains, mais celui là, il ne vaut mieux pas le divulguer.

Ce matin là, tandis qu’elle attendait de voir se pointer le nez du train en retard, tenant le carnet ouvert dans ses mains et le stylo prêt à assassiner de sa pointe les promesses de la RATP, le vent fit tourner les pages légères. Elles s’arrêtèrent finalement de valser, laissant apparaître sous le nez de Lucette un petit lambeau de papier déchiré. Une seule page manquait à ce carnet. Lucette elle-même l’avait arrachée et jetée dans la poubelle, sur le quai, à son arrivée à Saint-Lazare. Cette page comportait une date que Lucette avait voulu oublier à jamais, jeter dans les oubliettes de sa pensée. C’était le 27 avril 1978. Lucette n’en avait plus que des images, des sensations, mais elles revenaient par vagues lorsque, rarement, le souvenir tant redouté de ce jour lui revenait. Un grand amour de jeunesse sur un quai qui vous laisse et les espoirs et projets qui s’envolent, un voile gris qui s’installe.

PAF ! Le carnet noir tomba par terre tandis que le RER rentrait enfin en gare. Lucette impassible, regardait dans le vide, la bouche un peu tordue.

_Tenez Madame, fit un jeune homme en tendant le carnet qu’il avait ramassé et épousseté sur son manteau.

Lucette sortit brusquement de sa rêverie. Elle acquiesça, incapable d’émettre un son en retour, un sourire lointain au coin des lèvres. Elle monta dans le train avec un air désorienté, sans même noter le retard du jour.

mardi 11 janvier 2011

Le nain de jardin

Je suis un nain de jardin. On dit qu’il n’y pas de sous métier, et je vous prierais donc de ne pas m’en tenir rigueur. J’ai une barbe blanche, un chapeau pointu, une salopette et un tablier et je l’assume parfaitement. Par chance, j’appartiens à ce que j’appelle la catégorie des « minimalistes ». Dieu merci, je ne me suis pas vu affubler de l’une de ces ridicules petites charrettes.

J’habite le jardin d’un couple de retraités avec quelques autres congénères. Malgré nos divergences d’opinions, une ambiance cordiale a toujours régnée entre nous : nous sommes bougons de nature, et peu enclin à la socialisation. Toutefois, depuis quelques temps, je trouve que l’atmosphère générale se détériore…

Oh je ne veux dénoncer personne ni porter des propos diffamatoires ! Ce n’est pas mon genre. Mais les choses ne sont plus tout à fait conformes à ce qu’elles étaient depuis certaines arrivées… Particulièrement depuis la venue de cette femme de marbre blanc.

On connait la chanson, au début elle a joué la gentille, et vas-y que je te verse de l’eau dans la mare, et que j’affiche en permanence un sourire sympathique. Mais très vite, ça a foutu un sacré bordel ! Nous sommes des nains de jardin certes, mais nous n’en restons pas moins des cœurs qui battent. Comment savoir lequel elle regarde, auquel elle porte réellement de l’intérêt! Les emmerdements sont allés crescendo (ces choses là, on connait le processus) : on a commencé par se quereller, puis s’enguirlander, et finalement il a carrément fallu en séparer, ils en étaient venus aux mains et se crêpaient sérieusement le bonnet. Après ça, quand on a réalisé que cette dévergondée faisait de l’œil à tout ce qui passait, on est tous tombés en dépression, et laissez-moi vous dire que chez nous, l’arrêt maladie vous pouvez oublier ! Alors ce qui devait arriver est finalement arrivé : beaucoup ont négligé le boulot, et aujourd’hui, le jardin ne ressemble plus à rien, ça me crève le cœur !

Mais le pire dans toute cette histoire, c’est que la nana, elle est toujours là, tranquille ! Elle verse son ridicule petit filet d’eau dans la mare, et elle sourit, comme si de rien n’était ! Je vous jure je me demande si il y a plus malheureux que moi en ce moment.

Mais bon, c’est bientôt les fêtes de fin d’année, et je pense au Père Noël qui va encore galérer pour rester accrocher au balcon jusqu’au mois de mars. Et je dois l’avouer… ça me fait du bien !

lundi 10 janvier 2011

Cléo de la Lune

« Si les nuages étaient en chantilly, je pourrais les manger, pensa Cléo en léchant ses petits doigts boudinés qui ressemblaient étrangement aux saucisses cocktails qu’on trouve dans les réceptions des adultes.

À huit ans à peine, Cléo était prête à tout bouffer, littéralement. Sa passion pour la nourriture l’avait démangée dès l’apparition de ses premières dents et elle n’avait de cesse, depuis, d’ingurgiter tout ce qui lui passait sous la main. Dernièrement, son envie d’absorber la terre entière avait même pris une curieuse dimension. Désormais, Cléo ne visait plus uniquement les aliments du genre comestible : même les objets lui faisaient envie.

Les mystères du cerveau humain sont insondables et il faut croire que celui de la fillette avait fini par assimiler le désir dans sa globalité à l’appétit. « Cette poupée est magnifique : elle aurait tout à fait sa place au fond de mon estomac, entre deux tranches de jambon de parme et la petite pendule du salon ! ». De fait, l’obsession de Cléo posait de plus en plus de problèmes à ses parents. Outre son obésité et les regards désapprobateurs qu’on leur jetait dans la rue à la vue de leur petit éléphanteau, il devenait difficile d’empêcher la gamine d’engloutir tout ce qui meublait l’appartement familial.

Cléo s’en fichait. Tout ce qu’elle savait, c’est qu’elle avait besoin de se remplir. Un jour, elle gonflerait comme un ballon de baudruche et monterait jusqu’à la Lune. Après cela, les Terriens seraient bien attrapés car ils ne sauraient plus laquelle, de ces deux faces rondes et pâles, est l’astre de leurs nuits. Un jour, Cléo remplacera la Lune et elle tournera pour toujours dans l’univers immense, au milieu des étoiles et des planètes.

En attendant de figurer sur une carte astronomique, il lui fallait s’étourdir de bonbons, friandises et gâteaux huilés afin de nourrir ce noyau céleste qui grandissait peu à peu dans son estomac. Et tant qu’à se bâfrer, Cléo ne voyait pas pourquoi elle ne passerait pas à la vitesse supérieure. C’est ce raisonnement qui l’avait encouragé à envisager l’absorption d’objets, et tant qu’à faire, autant prendre ceux qui lui plaisaient. Cléo aimait imaginer qu’en elle se mélangeaient toutes ces choses qu’elle adorait et qu’à la façon d’une fleur qui matérialise les bienfaits de la lumière, elle en absorbait toutes les qualités. Tout cela la rendait meilleure.

Mais les parents de Cléo se mettaient de plus en plus souvent en travers de sa quête de rondeur parfaite et lunaire, et cela l’enquiquinait réellement.

Aujourd’hui, Cléo avait justement jeté son dévolu sur le téléphone portable de son père. Le petit objet, dont la coque brillante et lisse luisait sous les rayons du soleil, était posé sur une petite table, dans le salon. Cléo raffolait de ces petits objets mystérieux qui avaient tout un tas de fonctionnalités dont elle ne voyait pas bien l’utilité. Son père envoyait des mails et s’en servait même de lampe de poche ! Il lui avait même affirmé qu’il pouvait faire du feu à l’aide de ce petit instrument, mais Cléo n’en était pas sure. Son père y tenait énormément car il passait sa vie l’oreille collée au plastique et parlait alors de trucs très sérieux à propos de son travail et de comment il fallait « tous les bouffer ». Comme quoi, s’était dit Cléo, les chiens ne font pas des chats, car son papa avait, semblait-il, également l’intention d’engloutir tout ce qui l’entourait.

Cléo avait mangé avec la carte SIM, elle était donc en train de machouiller la coque du portable lorsque son père entra dans le salon. Il fut si frappé par l’expression déterminée de la petite fille, qui avait déjà bien entamé le plastique et avait soigneusement disposé la batterie sur la table en face d’elle, pour plus tard. Cléo avait finalement levé les yeux, et avait observé son père, sans se déconcentrer dans son opération méthodique d’assimilation de cet objet fantastique à son projet d’avenir. Son père avait vu dans le regard de sa fille toute la détermination qu’il ne semblait jamais trouver dans les yeux des incapables qui l’entouraient au travail. Sa fille était prête à le bouffer, il l’avait vu au plus profond de ses yeux et, confronté pour la première fois à une envie qu’il appelait pourtant sans cesse de ses vœux, le père de Cléo avait eu peur.

Un peu plus tard, dans la salle d’attente de l’hôpital, Cléo attendait avec sa maman que le médecin ausculte son ventre. Son père avait préféré aller prendre un petit café, histoire de décompresser. Cléo savait bien qu’en réalité, il voulait se tenir à distance raisonnable d’elle, et surtout de ces petites quenottes, comme on redoute un petit roquet imprévisible.

Cléo avait la tête plongée dans les longs cheveux de sa mère, qui sentaient bon la lavande et le caramel. La maman de Cléo connaissait les ambitions lunaires de sa fille et n’avait jusque là pas opposée de résistance, préférant la laisser faire son chemin et en tirer ses conclusions. Toutefois, l’affaire prenait désormais des proportions démesurées.

_On rentre bientôt à la maison maman ?

_Ma chérie, au lieu de partir vers la Lune, tu ne voudrais pas rester avec moi ? demanda très sérieusement la maman de Cléo.

Renoncer à un avenir brillant et astral est un réel sacrifice et Cléo ne savait pas encore si elle était prête à faire ce sacrifice, surtout à un âge si peu avancé. Toutefois, elle devait bien admettre que cette course à l’engloutissement l’a fatiguait peu à peu. C’est dur de tenir la route du « toujours plus ».

_Bon d’accord, fit-elle après un instant de réflexion.

Sa mère sourit et c’était si beau dans cette salle d’attente lugubre que Cléo en oublia sa panse. Cette fois, c’était son cœur qui menaçait d’exploser.

_Maman, un jour, je te mangerai.