lundi 10 janvier 2011

Cléo de la Lune

« Si les nuages étaient en chantilly, je pourrais les manger, pensa Cléo en léchant ses petits doigts boudinés qui ressemblaient étrangement aux saucisses cocktails qu’on trouve dans les réceptions des adultes.

À huit ans à peine, Cléo était prête à tout bouffer, littéralement. Sa passion pour la nourriture l’avait démangée dès l’apparition de ses premières dents et elle n’avait de cesse, depuis, d’ingurgiter tout ce qui lui passait sous la main. Dernièrement, son envie d’absorber la terre entière avait même pris une curieuse dimension. Désormais, Cléo ne visait plus uniquement les aliments du genre comestible : même les objets lui faisaient envie.

Les mystères du cerveau humain sont insondables et il faut croire que celui de la fillette avait fini par assimiler le désir dans sa globalité à l’appétit. « Cette poupée est magnifique : elle aurait tout à fait sa place au fond de mon estomac, entre deux tranches de jambon de parme et la petite pendule du salon ! ». De fait, l’obsession de Cléo posait de plus en plus de problèmes à ses parents. Outre son obésité et les regards désapprobateurs qu’on leur jetait dans la rue à la vue de leur petit éléphanteau, il devenait difficile d’empêcher la gamine d’engloutir tout ce qui meublait l’appartement familial.

Cléo s’en fichait. Tout ce qu’elle savait, c’est qu’elle avait besoin de se remplir. Un jour, elle gonflerait comme un ballon de baudruche et monterait jusqu’à la Lune. Après cela, les Terriens seraient bien attrapés car ils ne sauraient plus laquelle, de ces deux faces rondes et pâles, est l’astre de leurs nuits. Un jour, Cléo remplacera la Lune et elle tournera pour toujours dans l’univers immense, au milieu des étoiles et des planètes.

En attendant de figurer sur une carte astronomique, il lui fallait s’étourdir de bonbons, friandises et gâteaux huilés afin de nourrir ce noyau céleste qui grandissait peu à peu dans son estomac. Et tant qu’à se bâfrer, Cléo ne voyait pas pourquoi elle ne passerait pas à la vitesse supérieure. C’est ce raisonnement qui l’avait encouragé à envisager l’absorption d’objets, et tant qu’à faire, autant prendre ceux qui lui plaisaient. Cléo aimait imaginer qu’en elle se mélangeaient toutes ces choses qu’elle adorait et qu’à la façon d’une fleur qui matérialise les bienfaits de la lumière, elle en absorbait toutes les qualités. Tout cela la rendait meilleure.

Mais les parents de Cléo se mettaient de plus en plus souvent en travers de sa quête de rondeur parfaite et lunaire, et cela l’enquiquinait réellement.

Aujourd’hui, Cléo avait justement jeté son dévolu sur le téléphone portable de son père. Le petit objet, dont la coque brillante et lisse luisait sous les rayons du soleil, était posé sur une petite table, dans le salon. Cléo raffolait de ces petits objets mystérieux qui avaient tout un tas de fonctionnalités dont elle ne voyait pas bien l’utilité. Son père envoyait des mails et s’en servait même de lampe de poche ! Il lui avait même affirmé qu’il pouvait faire du feu à l’aide de ce petit instrument, mais Cléo n’en était pas sure. Son père y tenait énormément car il passait sa vie l’oreille collée au plastique et parlait alors de trucs très sérieux à propos de son travail et de comment il fallait « tous les bouffer ». Comme quoi, s’était dit Cléo, les chiens ne font pas des chats, car son papa avait, semblait-il, également l’intention d’engloutir tout ce qui l’entourait.

Cléo avait mangé avec la carte SIM, elle était donc en train de machouiller la coque du portable lorsque son père entra dans le salon. Il fut si frappé par l’expression déterminée de la petite fille, qui avait déjà bien entamé le plastique et avait soigneusement disposé la batterie sur la table en face d’elle, pour plus tard. Cléo avait finalement levé les yeux, et avait observé son père, sans se déconcentrer dans son opération méthodique d’assimilation de cet objet fantastique à son projet d’avenir. Son père avait vu dans le regard de sa fille toute la détermination qu’il ne semblait jamais trouver dans les yeux des incapables qui l’entouraient au travail. Sa fille était prête à le bouffer, il l’avait vu au plus profond de ses yeux et, confronté pour la première fois à une envie qu’il appelait pourtant sans cesse de ses vœux, le père de Cléo avait eu peur.

Un peu plus tard, dans la salle d’attente de l’hôpital, Cléo attendait avec sa maman que le médecin ausculte son ventre. Son père avait préféré aller prendre un petit café, histoire de décompresser. Cléo savait bien qu’en réalité, il voulait se tenir à distance raisonnable d’elle, et surtout de ces petites quenottes, comme on redoute un petit roquet imprévisible.

Cléo avait la tête plongée dans les longs cheveux de sa mère, qui sentaient bon la lavande et le caramel. La maman de Cléo connaissait les ambitions lunaires de sa fille et n’avait jusque là pas opposée de résistance, préférant la laisser faire son chemin et en tirer ses conclusions. Toutefois, l’affaire prenait désormais des proportions démesurées.

_On rentre bientôt à la maison maman ?

_Ma chérie, au lieu de partir vers la Lune, tu ne voudrais pas rester avec moi ? demanda très sérieusement la maman de Cléo.

Renoncer à un avenir brillant et astral est un réel sacrifice et Cléo ne savait pas encore si elle était prête à faire ce sacrifice, surtout à un âge si peu avancé. Toutefois, elle devait bien admettre que cette course à l’engloutissement l’a fatiguait peu à peu. C’est dur de tenir la route du « toujours plus ».

_Bon d’accord, fit-elle après un instant de réflexion.

Sa mère sourit et c’était si beau dans cette salle d’attente lugubre que Cléo en oublia sa panse. Cette fois, c’était son cœur qui menaçait d’exploser.

_Maman, un jour, je te mangerai.

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