Lucette Topinambour habitait une petite ville de la grande couronne parisienne, en Seine-et-Marne. Tous les matins, depuis 35 ans, 2 mois et 24 jours, elle prenait le RER de 7h16 pour se rendre à son travail.
Positionnée à sa place habituelle, à 1 pas et demi à droite du dernier poteau du quai, Lucette attendait son train, son petit carnet noir à la main. Le nez gelé, elle tiqua et jeta un coup d’œil à l’écran d’affichage : « train retardé ». La bouche de Lucette se tordit bizarrement, tout en se pinçant comme un cul de poule, et elle ouvrit son petit carnet après avoir sorti un stylo de son sac à main. Sur une page déjà bien entamée, elle écrivit la date du jour et, en dessous, « RER : retard de… », en laissant un blanc.
Ce carnet était très spécial pour Lucette. Si on peut dire qu’un journal intime retranscrit, par les émotions qu’on y couche, la personne que l’on est, alors ce carnet faisait état d’une personnalité bien étrange. Factuelle, c’est le terme. Lucette était obsédée par les faits, et plus particulièrement par ceux qui venaient troubler l’ordre bien établi de sa vie. Depuis 35 ans, 2 mois et 24 jours qu’elle prenait cette ligne de RER, elle notait chaque matin dans ce carnet les détails de son voyage quotidien. La majorité des gens n’y verrait, au mieux pas d’utilité, au pire un comportement pathologique, mais cela rassurait indéfiniment Lucette de se dire qu’à tout moment, elle pouvait avoir confirmation que le 3 janvier 1986, le train était entré en gare avec 2 minutes et 20 secondes de retard, ou encore que le 17 mai 2008, un voyageur malade avait bloqué le trafic pendant 15 minutes.
Parfois, le dimanche, en fin d’après-midi, lorsqu’elle avait sorti Kiki, son bichon, et n’avait plus rien à faire, Lucette se plongeait dans la lecture de son carnet. Elle établissait des records, comme ce jour de grève cataclysmique ou elle avait eu 2 heures de retard au travail et avait à peine pu noter l’heure précise d’arrivée du RER, tant les voyageurs étaient pressés les uns contre les autres sur le quai bondé. Elle calculait également des pourcentages, comme celui du taux de retard des trains, mais celui là, il ne vaut mieux pas le divulguer.
Ce matin là, tandis qu’elle attendait de voir se pointer le nez du train en retard, tenant le carnet ouvert dans ses mains et le stylo prêt à assassiner de sa pointe les promesses de la RATP, le vent fit tourner les pages légères. Elles s’arrêtèrent finalement de valser, laissant apparaître sous le nez de Lucette un petit lambeau de papier déchiré. Une seule page manquait à ce carnet. Lucette elle-même l’avait arrachée et jetée dans la poubelle, sur le quai, à son arrivée à Saint-Lazare. Cette page comportait une date que Lucette avait voulu oublier à jamais, jeter dans les oubliettes de sa pensée. C’était le 27 avril 1978. Lucette n’en avait plus que des images, des sensations, mais elles revenaient par vagues lorsque, rarement, le souvenir tant redouté de ce jour lui revenait. Un grand amour de jeunesse sur un quai qui vous laisse et les espoirs et projets qui s’envolent, un voile gris qui s’installe.
PAF ! Le carnet noir tomba par terre tandis que le RER rentrait enfin en gare. Lucette impassible, regardait dans le vide, la bouche un peu tordue.
_Tenez Madame, fit un jeune homme en tendant le carnet qu’il avait ramassé et épousseté sur son manteau.
Lucette sortit brusquement de sa rêverie. Elle acquiesça, incapable d’émettre un son en retour, un sourire lointain au coin des lèvres. Elle monta dans le train avec un air désorienté, sans même noter le retard du jour.
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