Rachel regarda sa montre. 11h50. Encore 10 minutes à attendre sur l’avenue des Champs Elysées. Cela faisait déjà un bon quart d’heure qu’elle était arrivée et elle commençait à s’impatienter.
Elle attendait Sarah, son amie d’enfance, qu’elle n’avait pas vue depuis plus de vingt ans. Elles avaient passé toute leur scolarité ensemble, mais leurs chemins s’étaient séparés à leur entrée à l’université. Rachel se rappelait très bien de Sarah, elle n’avait qu’à fermer les yeux pour voir apparaitre son visage délicat, ses fossettes et ses longs cheveux noirs et bouclés. Mais ce souvenir était toujours gâché par la petite blonde grassouillette qui finissait invariablement par s’incruster timidement en arrière plan. Cette petite fille disgracieuse c’était Rachel. Plongée dans les affres de l’obésité et des dents de travers durant toute son enfance, Rachel ne s’en était sortie que bien plus tard, à la vingtaine. Aujourd’hui, elle redoublait de coquetterie et comptait bien briller de tous ses feux face à son amie Sarah. Les étincelles qui illumineraient son regard à sa vue, Rachel les avaient visualisées des centaines de fois devant le miroir de sa salle de bain, comme si tout ce lustre présent pouvait laver les inconfortables années d’une enfance bien terne.
Elle trépignait d’impatience et le froid lui mordait les chevilles, qu’elles avaient hautes perchées sur les escarpins achetés spécialement pour ce rendez-vous fatidique. Le regard de Rachel finit par se poser sur l’immense Séphora, juste à coté d’elle. Une musique déplaisante en sortait, mais Rachel s’y engouffra pourtant, attirée par le mélange entêtant d’effluves qui s’en échappait.
Tandis qu’elle errait dans les rayons déserts, une vendeuse l’aborda, un sourire factice en bandoulière. Elle lui proposa de la maquiller. Gratuitement.
_Mais je suis déjà maquillée, répondit Rachel, un peu vexée, en époussetant machinalement l’épaulette gauche de son manteau.
_Alors juste un rafraichissement, argua la vendeuse sans relâcher ses maxillaires crispés.
Après un instant d’hésitation, Rachel haussa les épaules et accepta. Après tout, elle avait dix minutes à tuer. Elle prit place sur le siège de tissu noir et leva son visage vers la lumière.
Le sourire de la vendeuse laissa alors place à un air très concentré et celle-ci s’afféra à l’aide de ses pinceaux et poudres en tous genres.
Au grand étonnement de Rachel, elle ne chercha même pas à lui parler et tout se déroula religieusement, dans le silence complet. Seule la musique grinçante du magasin parvenait à ses oreilles.
_Voilà, c’est fini ! conclut la vendeuse avec un ton satisfait.
Rachel ouvrit les yeux et se tourna vers la glace. Elle poussa un cri. Elle ressemblait à un tableau de Picasso. Partout, des couleurs, toutes plus criardes les unes que les autres, se disputaient différentes partie de son visage. Sa peau irradiait d’une puissante couleur orange et on peinait à imaginer que la vie battait là-dessous.
_Mais ça ne vas pas DU TOUT ! s’écria-t’elle en lançant un regard suppliant à la vendeuse.
_Attendez, j’ai oublié la touche finale, bafouilla la jeune femme en cherchant quelque chose dans son énorme vanity, sans porter attention à Rachel, dont les plaintes étaient masquées parla musique assourdissante.
_Ca n’est pas possible, se lamentait Rachel, les mains crispées sur la coiffeuse, observant lamentablement son visage dans le miroir éclairé d’une lumière crue.
Elle se tourna vers la vendeuse.
_Vous m’entendez ? Allo ! Je vous par…
_Et voilà la touche finale, éructa la vendeuse d’un air satisfait en vaporisant un épais nuage de bombe pailletée à la figure de Rachel.
_Putaiiiin ! cria-t’elle en appuyant ses mains sur ses yeux.
La gorge en feu et les larmes aux yeux, on ne savait plus trop si Rachel riait ou si elle pleurait. Une fois que le nuage atomique se fut dispersé, la vendeuse regarda la femme échevelée d’un air interloqué. Lorsque celle-ci réussit finalement à rouvrir ses yeux, qui ressemblaient désormais à deux boules rougies, elle ne put que constater le massacre dans la glace qui lui faisait face. Elle ne ressemblait plus à rien.
_Arghhhh, cria-t’elle en se jetant à la gorge de la vendeuse.
Alertés par le remue-ménage, deux agents de sécurité eurent tôt fait de débarquer. Malgré leur carrure imposante et leur air sévère, ils eurent beaucoup de mal à faire lâcher prise à Rachel. Hystérique, elle se débattait comme une démente tandis qu’ils la soulevaient de terre pour la porter hors du magasin. Ecumante et transpirante, Rachel leur criait de la lâcher immédiatement, que cela n’allait pas se passer comme cela. Les agents de la sécurité, tout en tentant d’éviter ses coups de pieds, la lâchèrent sur le trottoir. Les passants observaient la scène d’un air étonné et un petit attroupement se créa autour de cette femme au rouge à lèvres coulant et dont les cheveux inondés de paillettes se dressaient de toutes parts sur sa tête.
_Ça ne va pas se passer comme ça croyez-moi bande de débiles, vous ne savez pas à qui vous avez à faire ! cria Rachel.
_Ra… Rachel ? murmura une voix fluide et délicate derrière le dos de la femme.